28/09/2005

Comment retrouver l’idiot du village à la télé

Texte d’Umberto Eco issu du recueil de textes:
« Comment voyager avec un saumon ».
« Quid du théâtre comique dans une civilisation qui a décidé de se fonder sur le respect de la différence ? Par tradition, le comique a toujours spéculé sur l’estropié, l’aveugle, le bègue, le nain, l’idiot, le déviant, la profession jugée infamante ou l’ethnie tenue pour inférieure.Eh bien tout cela est devenu tabou. Aujourd’hui, ne vous risquez plus à imiter un inoffensif paria, c’est une vexation ; quant à Molière « himself », il ne pourrait plus ironiser sur les médecins sans provoquer aussitôt le tollé de la corporation entière, liguée contre ces allégations diffamatoires. Plus question de déguster un « nègre en chemise » ni de parler « petit nègre » à une « tête de turc » qui serait « saoul comme un polonais ».Aussi, la satire télévisée risquait-elle de n’avoir plus pour objet que les autres émissions télé : par une sorte d’accord tacite entre chaînes, chaque programme semblait n’être conçu que pour inspirer la satire de l’autre et le seul comique autorisé devenait celui du « zapping ». Ou alors (puisque ce sont traditionnellement les groupes se sentant forts qui osent se moquer d’eux mêmes) l’auto flagellation était en passe d’être la manifestation du pouvoir. Résultat, la pratique du comique dressait une nouvelle barrière de classe : si jadis on reconnaissait les maîtres à ce qu’ils se permettaient de brocarder les esclaves, aujourd’hui ce serait les esclaves que l’on reconnaîtrait comme ayant seuls le droit de railler les maîtres.Mais on a beau ridiculiser le nez de De Gaulle, les rides d’Agnelli ou les canines de Mitterrand, on pressent que ces derniers resteront toujours plus puissants que ceux qui les moquent ; or, le comique est cruel, impitoyable par vocation, il veut un idiot du village qui soit vraiment débile, afin que, en riant de lui, nous puissions affirmer notre supériorité sur son incurable déficience.Il fallait une solution, on la trouva. Impossible de caricaturer l’idiot du village, ce serait antidémocratique. Soit. En revanche, il est tout à fait démocratique de lui donner la parole, de l’inviter à se présenter lui-même, en direct (ou à la première personne , ainsi que disent justement les idiots du village). Comme dans les vrais villages, on saute la médiation de la représentation artistique. On ne rit pas de l’auteur qui imite l’ivrogne, on paie directement à boire à l’alcoolo, et on rit de sa dépravation.Le tour est joué. Il suffisait de se rappeler que, entre autres éminentes qualités, l’idiot du village est exhibitionniste, mais surtout que nombreux sont ceux qui, pour satisfaire leur propre exhibitionnisme, sont prêts à endosser le rôle d’idiot du village. Jadis, si, en pleine crise conjugale, un étranger avait étalé au grand jour leur lamentables querelles, les époux auraient intenté un procès en diffamation, au nom du bon vieux dicton qui veut qu’on lave son linge sale en famille. Mais lorsque le couple en vient à accepter voire à solliciter la faveur de représenter en public sa sordide histoire, qui a encore le droit de parler de morale ?Et voici l’admirable inversion de paradigme à laquelle nous assistons : exit le personnage du comique brocardant le débile inoffensif, starisation du débile en personne, tout heureux d’exhiber sa propre débilité. Tout le monde est content : le gogol qui s’affiche, la chaîne qui fait du spectacle sans avoir à rétribuer un acteur, et nous qui pouvons à nouveau rire de la stupidité d’autrui, en satisfaisant notre sadisme.Nos écrans pullulent désormais d’analphabètes fiers de leur baragouin, d’homosexuels se plaisant à traiter de « vieille pédale » leurs homologues, d’ensorceleuses sur le retour arborant leurs charmes décatis, de chanteurs experts en couacs, de bas-bleus affirmant « l’oblitération palingénésique du subconscient humain », de cocus contents, de savants fous, de génies incompris, d’écrivains publiants à compte d’auteur, de journalistes donnant des baffes et de présentateurs les recevant, heureux de penser que l’épicier du coin en parlera le lendemain.Si l’idiot du village s’exhibe en jubilant, nous pouvons rire sans remords. Rire du débile est redevenu « politically correct ». »

19/09/2005

Sur la route de Jack Kerouac

(Ou comment donner envie à David de lire ce roman.)Pour ma part je l’ai lu adolescente. J’étais fan des Doors, et des écrits de Jim Morrison qui était lui même fan d’un certain nombre d’auteurs, dont Jack Kerouac avec notamment son roman « sur la route ». Je l’ai donc lu. Et je dois avouer que ce roman va bien avec l’adolescence et la crise identitaire que l’on traverse généralement à cette époque là, accompagné d’un rejet de l’autorité parentale ou autre. Et « Sur la route » est selon moi une quête de soi, une quête identitaire, un désir de liberté sans entrave. Et c’est à travers ça que toute une génération s’est reconnue, elle se fera appeler la «beat generation ». Le mot « beat » signifie « exténué, foutu, fatigué, à bout de souffle », mais il désignait aussi les « travellers » qui voyageaient clandestinement dans les wagons de marchandise. Les jazzmen y ont prêté un autre sens : « le beat est une manière de traverser la vie ». Sur la route pour moi c’est ça : comment des jeunes gens cherchent à traverser leur vie en traversant le pays…essayer de se trouver, de trouver le « it », cette transe que recherchent les musiciens de jazz : « un tumulte de notes et le saxo piqua le « it » et tout le monde comprit qu’il l’avait piqué. Dean se prenait la tête à deux mains dans la foule et c’était une foule en délire. Ils étaient tous entrain d’exciter le saxo à tenir le « it », et à le garder avec des cris et des yeux furibonds et, accroupi, il se relevait et de nouveau fléchissait les cuisses avec son instrument, bouclant la boucle d’un cri limpide au-dessus de la mêlée. ». Et c’est ce « it » que Kerouac a du trouver en écrivant ce livre, preuve en est l’aspect sous lequel le manuscrit apparaît : un rouleau de papier de 35 mètres écrit en 1951(jugé impraticable par l’éditeur qui le forcera à faire des découpes )ininterrompu, sans virgules, et uniquement quelques points. Il a écrit son livre comme un jazzman aurait « piqué le « it » ». Mais sur la route c’est aussi l’histoire d’une amitié, une quête de la fraternité entre Sal Paradise, (le nom vient d’un vers d’Allan Ginsberg où il aurait fallu lire « sad paradise » triste paradis) jeune écrivain, et Dean Moriarty, qui offre une intelligence brute, pure, une intelligence innée qui contraste avec celle de Sal bien entendu, qui lui est admiratif…Dean est son idole, « un clochard céleste ». Voyage, galères d’argent, de nourriture, de boisson, drogues, mauvais trips, recherche de soi, jazz, bringues, démerdes et embrouilles, amour des femmes, recherche de la femme, désillusions, illusions… « Sur la route » c’est tout ça, et bien plus encore si vous le lisez.
« Un gars de l’Ouest, de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui , j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi pour copain, et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est ce que cela pouvait me foutre ? J’étais un jeune écrivain et je me sentais des ailes.
Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. »

QUELQUES HAÏKUS DE KEROUAC
In the morning frost the catsStep slowly.
( Dans le givre du matin des chats
Avancent lentement. )
Winking over his pipe the Buddha lumberjacknowhere.
( Clin d'œil par-dessus sa pipe le bûcheron Bouddha nulle part. )

All day long wearing a hatthat wasn't on my head.

(Toute la journée J'ai porté un chapeauqui n'était pas sur ma tête. )

In my medicine cabinet the winter flyhas died of old age.

( Dans mon armoire à pharmacie la mouche d'hiver est morte de vieillesse.)

Kerouac – «Non, d'abord un haïku est meilleur lorsqu'il est retravaillé et révisé. Je le sais, j'ai essayé. Il doit être totalement économique, pas de feuillage, ni de fleurs et de langue rythmée, ce doit être une simple petite image en trois vers. C'est en tout cas la manière dont les maîtres anciens le pratiquaient, passant des mois sur trois vers pour arriver, disons à:
Sur le bateau abandonné
la grêle
rebondit ça et là
C'est de Shiki.»
Berrigan – «Comment écrivez-vous un haïku?»
Kerouac – «Un haïku? Vous voulez entendre un haïku? Voyez-vous, on doit compresser en trois vers courts une très longue histoire. On commence d'abord par une situation de haïku. Ainsi, on voit une feuille tomber sur le dos d'un moineau durant une grosse tempête d'octobre. Une grosse feuille tombe sur le dos d'un petit moineau. Comment allez-vous compresser cela en trois vers? En japonais, on doit compresser ça en dix-sept syllabes. On n'est pas obligé de le faire en américain ou en anglais parce qu'on n'a pas la même merde syllabique que la langue japonaise. Alors on dit: Petit moineau – on n'est pas obligé de dire petit – tout le monde sait qu'un moineau est petit... Alors on dit:
Un moineau
avec une grosse feuille sur le dos
tempêteNon c'est pas bon, ça ne marche pas, je le rejette:
Un petit moineau
Quand une feuille d'automne soudain se colle à son dos
Provenant du ventAh, voilà. Non, c'est un petit peu trop long. Vous voyez? C'est déjà un petit peu trop long, Berrigan, vous voyez ce que je veux dire?»
Berrigan – «Il semble qu'il y ait un mot en trop ou quelque chose comme quand. Et si on enlevait quand et disait:
Un moineau
une feuille d'automne soudain se colle à son dos
avec le ventKerouac – «Hé, c'est bien. Je crois que quand était le mot en trop. Vous avez eu une bonne idée là, O'Hara! Un moineau, une feuille d'automne soudain – On n'a pas besoin de dire soudain, n'est-ce pas?
Un moineau
une feuille d'automne se colle à son dos
avec le vent
Extrait d'un long entretien publié en 1969 dans la revue The Art of Fiction, l'essentiel de l'approche du réel par le haïku.

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