25/04/2008

Eric Faye: le syndicat des pauvres types

Antoine Blin n’est pas monsieur tout le monde, Antoine Blin est pire que ça, il est monsieur personne. Il n’a pas d’amis…enfin si, deux, un couple prétentieux qui ne lui adressent la parole que quand ils ont besoin de lui : pendant qu’ils sont en vacances Antoine Blin garde leur appart. Il travaille de nuit au centre de tri, il vit seul dans un petit appart qui respire son ennui. En parlant de respirer, Antoine respire une drôle d’odeur depuis le début de cet été caniculaire. Antoine Blin pue, il pue la médiocrité, il pue la solitude, il pue le désarroi des hommes seuls, cette odeur le suit partout, il a peur que les autres le sentent et le rejettent encore plus. Antoine Blin est un pauvre type et alors qu’il se repose sous son arbre préféré dans le parc, on le reconnait. André Denner a reconnu en lui le pauvre type, il le sait parce qu’il en était un, parce qu’il en voit tout le temps, parce qu’il œuvre pour le syndicat des pauvres types. Denner va lui proposer son aide. Antoine Blin en a marre en effet d’être un pauvre type, et il veut prendre sa revanche, pisser dans l’aquarium de ses amis en leur absence ne suffit plus. Mais alors qu’on lui propose une action grâce au syndicat, un geste révolutionnaire, La Chaîne lui propose de participer à l’élection de Monsieur-tout-le-monde, on lui fait miroiter un monde de paillette, plein d’avantages alléchants…Quel moyen choisira-t-il pour prendre sa revanche sur le monde, pour ne plus être un pauvre type ? La lutte engagée ou la soumission à la société de consommation ?

Extrait :
"-Oui ? Qui est-ce ?
-Monsieur Blin, mon nom ne vous dira absolument rien. Je m’appelle André Denner. Nous nous sommes croisés tout à l’heure, au square. J’aurais à vous parler personnellement, si vous voulez bien m’accorder quelques instants.
Antoine Blin ne répond pas. La curiosité qui monte en lui va l’emporter sous peu. Il va ouvrir, reconnaître l’individu qui a marqué un temps d’arrêt et s’est tourné vers lui. Comment son odeur, se dit-il, a-t-elle pu pousser quelqu’un à monter chez lui, si haut, par cette chaleur ? Oublie ça. Qu’il entre. Laisse-le parler, permets-lui de s’asseoir et fais mine d’être aimable, il vient de gravir cinq étages, et sers-lui, non propose-lui un verre.
-Vous êtes bien Antoine B lin , né le 30 juillet 1962 ? Je n’ai rien à voir avec la police, rassurez-vous. Je ne suis ni huissier, ni détective, ni agent d’assurance. J’ai simplement à vous parler. Vous permettez ?
-Faites, entrez…je n’ai pas beaucoup de temps pour vous, je dois aller travailler bientôt.
-Vous êtes ?
-Employé des postes, au tri. J’y vais tard, le soir. Vous voulez un verre d’eau, une bière ?
-Ce n’est pas de refus. Une bière suffira, merci.
-Asseyez-vous.
Deux hommes s’observent. Antoine voit depuis un certain temps le début de sa quarantaine fuir, l’autre doit la voir approcher.
-Je m’excuse de faire intrusion chez vous monsieur Blin. En vous voyant sur le banc, tout à l’heure, je vous ai reconnu.
-Reconnu ? Votre visage ne me dit rien mais ma mémoire ces temps-ci…Où donc …?
-C’est une image, seulement une image, monsieur Blin. Je vous ai reconnu comme faisant partie des nôtres. Voilà. Nous autres, lorsque nous rencontrons quelqu’un comme vous, comment vous dire…Nous cherchons intuitivement quel enfant il a pu être dans la cour de l’école, avec encore en lui les espoirs, les émerveillements qu’il perdra un à un. Nous remontons avant la catastrophe. Avant le moment où Mozart a été assassiné, vous me suivez ? Quand l’enfant croit encore en lui. A ses chances, sans imaginer qu’à son âge, la plupart des portes sont déjà closes. Je sais Mozart ne se laisse pas assassiner en un jour. Il meurt par empoisonnement lent, continue d’agoniser en nous toute la vie. Mais comprenez-moi bien, écoutez et ne vous offusquez pas. Vous êtes, comme moi, un pauvre type. Nous sommes des pauvres types et avons tout intérêt à unir nos défaites respectives pour tenter de vivre malgré tout. Si nous acceptons de regarder la réalité en face, si vous acceptez de le faire dès aujourd’hui comme je l’ai fait, il y a un certain temps, vous changerez. Vous ne serez plus seul à seul avec le mépris des autres, des riches, des bluffeurs, des bien-pensants et de ceux qui ont le cul bordé de nouilles, n’est-ce pas . Je vous le dis en face, là, vous êtes un pauvre type, et vous ne répondez rien. Vous ne me flanquez pas dehors. Vous ne rougissez pas. Vos poings ne se serrent pas. Vous pourriez exiger des excuses, m’envoyer un pain dans la gueule ; je suis tout de même venu vous insulter chez vous, dans votre seul espace de tranquillité, où le salariat, et la hiérarchie vous foutent à peu près la paix. Et je remets ça, écoutez bien : Vous êtes un pauvre type, Antoine Blin. Vous n’avez pas réagi, vous ne cillez pas. C’est à croire que vous saviez ce que je vous dis. Vous comprenez que je ne suis pas venu vous insulter, que je suis là pour tout autre chose."

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